Rencontre avec Sugio Yamaguchi, l’assiette locavore
Il y a les belles assiettes, certes, les bonnes assiettes aussi. Et puis, il y a les gens qui les font. Et, tentez l’expérience, plus nous savons qui ils sont, plus cela nous enchante. Car plus l’expérience est vraie. Sugio Yamaguchi, chef du Botanique, est radical. Radicalement engagé pour une gastronomie contemporaine et qui pourtant revient aux fondamentaux : le circuit court, la saisonnalité, le sans perte. Un discours sans concession, traduit de la parole aux actes dans ses assiettes dont chaque aliment se trace aisément : et la distance de la terre à la table est, évidemment, courte.
Rue de la Folie Méricourt. Au loin, dans cette rue typiquement parisienne du 11ème arrondissement, des plantes bordent le bitume. Au 71, le Botanique reprend du service ce jeudi 10 juin. Le bois clair du restaurant, définissant la façade, les tables, la cave à vin qui s’étend du rez-de-chaussée jusqu’au sous-sol, procure immédiatement un sentiment zen.
Si Sugio est là ce jour, au Botanique, c’est le fruit d’une succession de rencontres. Né à Tokyo il y a 35 ans, il poursuit : “j’ai commencé la cuisine comme un petit boulot, j’ai notamment appris le découpage dans un restaurant asiatique ; puis j’ai continué en école. Des chefs japonais qui travaillaient en France m’ont donné envie d’y faire un stage, ils m’ont alors recommandé d’aller quelque part où je ne côtoierai pas de japonais”. C’est chez Ruffet à Jurançon, charmante ville du Béarn connue pour son vin blanc, qu’il débute son aventure française. Avant de la poursuivre au Puits Saint-Jacques à Pujodran, Lyon avec Nicolas Le Bec puis un passage chez Georges Blanc. Au rythme de ces expériences, il apprend les fondamentaux de la cuisine française. Sa rencontre avec Pierre Sang lui fera rejoindre Paris.
Et celle avec Alexandre Philippe, un soir en dînant en ville – ça ne s’invente pas – changera le cours des choses. Avec ce sommelier, ils ouvriront Le Botanique, en 2015. Mais au Botanique, justement, quelque chose a changé. Si Sugio a commencé en proposant une cuisine française, inventive et mettant à l’honneur le végétal et -de l’avis général- maîtrisée, il commente en regardant en arrière : “je cherchais à faire du “bon”. Du “bon” tel que les gens le recherchent, suivant le sens inscrit dans leur cerveau habitué à la gastronomie traditionnelle”.
Repenser sa démarche en cuisine
En 2019, trois événements l’amènent à faire un pas de côté : “Ma rencontre avec mon chien Bounty-Samoulaï, l’engagement d’Olivier Roellinger, et ma visite à 2 maraîchères“. Le premier, un royal bourbon, a fière allure. Le second aussi, pour d’autres raisons. Patriarche d’une famille passionnée de cuisine, il est connu pour ses étoiles qui ont précédé ses épices. Depuis 3 ans, il milite plus particulièrement pour une slow cuisine, plus consciente, et s’en est expliqué dans l’ouvrage Pour une révolution délicieuse (Ed. Hachette Pluriel). Et les troisièmes, Sugio raconte : “elles ont une affection pour le produit. Découvrir leur travail m’a fait prendre conscience que, dans une ferme naturelle telle que la leur, une carotte prête à manger n’existe pas ; et la carotte comme telle n’aurait pas de goût…” Et de saisir un papier et d’y esquisser des carottes dans un dessin ici reproduit :
“Cela a changé ma façon de créer des plats, pour essayer de tout utiliser du légume. Comment on gâche moins d’aliments ? On trouve des astuces.”
L’astuce principale consiste à suivre les saisons : “j’adapte la carte en fonction des arrivages. La tarte potagère est bien pour cela. Sinon, je définis un plat fixe et j’adapte la garniture. Par exemple, on accompagnera un homard grillé de tomates en été, de courges en automne…”
Car oui, une carotte, pour ne penser qu’à elle, diffère selon les saisons, la région et la terre dans laquelle elle pousse. “La meilleure, c’est celle de chez Erwan” révèle Sugio. Erwan Humbert, maraîcher de la Ferme des prés neufs dans les Yvelines, est le principal fournisseur du Botanique. “La meilleure carotte du monde” surenchérit le chef en expliquant : “chez lui, la terre est argileuse, ainsi les légumes ont moins de place pour grandir, et si la carotte est plus petite, son goût est d’autant plus concentré.”
Prendre conscience de la valeur des produits
Au 1er étage du Botanique, de part et d’autre de la verrière qui inonde la salle de lumière, Sugio a installé des potagers miniatures, un peu de sarrasin, de coriandre, de lentilles, avec notamment de la terre puisée chez Erwan, “pour comprendre, pour voir, pour avoir conscience”.
Avoir conscience, prendre conscience, c’est la clef. Conscience de la culture, de l’agriculture et de l’élevage, de l’impact, de la planète. Conscience de la provenance, de la valeur des étiquettes apposées : derrière le bio par exemple se cachent différentes réalités en fonction des pays, des organismes, des labels… Connaître son producteur, c’est tout simplement être dans le vrai. D’ailleurs “penser aux producteurs avant tout” est un principe guide pour Sugio qui a pris le temps, durant cette année passée, de visiter régulièrement les siens.
Il prône un rapport plus direct du producteur au consommateur, plus de transparence, espère un changement de paradigme au sein du secteur de la food, “il y a des jeunes (chefs mais pas que) qui font changer les choses mais ils ne sont pas encore connus par rapport aux plus âgés, puis les clients sont plutôt traditionnels”, même certaines normes sont à revoir suggère-t’il, pour éviter tout gâchis. Sans oublier qu’il n’a pas toujours raisonné comme cela, il résume : “depuis 2 ans ma vie est un peu plus difficile, mais aussi plus enrichissante”.
Dans ce rapport au producteur, dans les échanges avec des chefs ayant la même démarche, parmi lesquels Manon Fleury, Céline Pham… se dessine l’aube d’une nouvelle gastronomie. Souhaitable. Engagée. Consciente. Durable.
Et dans l’assiette ?
Sugio résumera en quelques mots : “des bons produits, bien travaillés, simples”. Il associe sa culture japonaise à des classiques français (ou plus loin, durant le confinement grâce à quelques voyages culinaires en Iran, au Mali… ). De façon subjective, la simplicité des légumes cuits à l’étuvée a forgé le souvenir de votre dévouée plume. Parce que l’odeur a embaumé sa cuisine entière, parce qu’elle s’est sentie face à eux comme face à un tableau au musée, parce que cela a ce côté madeleine de Proust des poêlés de légumes de quand nous étions gamins, parce qu’à force d’entendre parler d’Erwan, elle a l’impression de le connaître un peu, mais aussi parce que cela était…bon. Un célèbre adage raconte que “Less is more…”
Crédit image couverture : Stéphane Bahic