E comme Encrier
Pour évoquer la Beauté, Patrick Jouffret, designer français, a choisi de parler d’objets créés par l’humain pour accomplir ses rêves. Selon lui, au-delà des modes et des statuts, ils embellissent la fonction, rythment notre histoire et l’évolution de nos besoins. A travers cette sélection subjective, sous la forme d’un abécédaire, Patrick a la volonté d’explorer leur dimension cachée qui en font des pièces uniques, intemporelles et essentielles. Après la lettre D (comme Dessous de Plat), place à la lettre E… comme Encrier !
Cet objet est un encrier traditionnel Marocain, dont les origines remontent à plusieurs siècles. Il est en céramique recouverte d’une glaçure verte et consiste en un regroupement concentrique de tubes autour d’un autre cylindre, plus large et plus haut, dont le sommet évasé sert de poignée. Le nombre de variations autour de ce principe est surprenant, on les surnomme polygodets.
Du fait que la fabrication de ces encriers était destinée aux enlumineurs, la répartition des éléments, leur quantité et leur taille évoluent selon le nombre de couleurs utilisées. C’est avec l’avenement de l’islam que l’enluminure persane connait une grande évolution. Des centres d’enseignement sont mis en place et l’ornementation du Coran devient une pratique courante.
On imagine que ces objets furent fabriqués en masse et pensés pour être fonctionnels : prendre le moins de place possible sur l’écritoire, être équilibré, être portatif et avoir la contenance nécessaire. Un peu comme le mobilier scolaire ou le stylo bic.
L’épure formelle et décorative de ce modèle est rare. La plupart de ces encriers sont également décoratifs, représentatifs de savoirs faire régionaux et ornés de motifs ou représentant des miniatures architecturales.
Si on le regarde de haut, sa forme est rationnelle et radicale. Il n’y a pas de matière superflue et la silhouette suit parfaitement le pourtour de chaque réceptacle évoquant un agglutinement d’œufs de grenouille autour d’un roseau, de bulles ou de molécules.
Dans l’univers tout tend vers le désordre. Les formes organisées, structurées et symétriques nous renvoient à cette idée de l’ordre primordial.
Paul Valéry nous parle de cette attraction mystérieuse dans l’homme et la coquille : “comme un son pur, ou un système mélodique de sons purs, au milieu des bruits, ainsi un cristal, une fleur, une coquille se détachent du désordre ordinaire dans l’ensemble des choses sensibles… Ils nous proposent, étrangement unies, les idées d’ordre et de fantaisie, d’invention et de nécessité, de loi et d’exception ; et nous trouvons à la fois dans leur apparence le semblant d’une intention ou d’une action qui les eût façonnés à peu près comme les hommes savent faire, et cependant l’évidence de procédés qui nous sont interdis et impénétrables”.
Le biomorphisme, redécouvert au XXe siècle, serait probablement à l’origine de toute création humaine.
Si on la schématise, la structure atomique de la céramique est faite de sphères agencées géométriquement en 3 dimensions. La puissance esthétique de cet objet provient-il aussi de sa dimension fractale (un agrandissement démesuré de l’infiniment petit) ? L’assemblage des tubes et des molécules répondant aux mêmes exigences à savoir utiliser le moins de matière possible et minimiser le volume de vide entre les éléments afin d’être le plus compact.
Pour les utilisateurs, sa formidable épure encourage l’apprentissage et la concentration. Pour nous qui regardons cet objet, il porte en lui le mystère d’un usage disparu. Demeure l’éclatante évidence de son design et de son utilité.
On se retrouve la prochaine fois pour découvrir la lettre F comme… Flûte !