B comme Bicyclette
Pour évoquer la Beauté, Patrick Jouffret, designer français, a choisi de parler d’objets créés par l’humain pour accomplir ses rêves. Selon lui, au-delà des modes et des statuts, ils embellissent la fonction, rythment notre histoire et l’évolution de nos besoins. A travers cette sélection subjective, sous la forme d’un abécédaire, Patrick a la volonté d’explorer leur dimension cachée qui en font des pièces uniques, intemporelles et essentielles. Continuons cette série avec la lettre B comme… Bicyclette !
En avril 1815, le Volcan Tambora dévasta la péninsule Indonésienne de Sanggar sur l’île de Sumbawa. En quelques jours, l’éruption seule causa la mort de 92 000 personnes et les colonnes de cendres provoquèrent un hiver volcanique. 1816 fut une année sans été et le climat glacial qui envahit l’Europe provoqua migrations et famines. On rapporte une baisse de températures de près d’un demi-degré en moyenne en Europe et en Amérique. Les graminées destinées aux chevaux furent gardées pour les humains et la population d’équidés chuta.
Dès 1816 le Baron Karl von Drais subit de plein fouet cette crise et se met au travail. La Draisienne, l’ancêtre de la bicyclette, voit le jour en 1817.
Elle connaît un court succès, stimule les sportifs et subit quelques améliorations comme l’ajout de pédales à entrainement direct, c’est le velocypède.
Mais la touche finale vient des Etat-Unis en 1880 avec l’invention de la chaîne qui le rendra performant, ergonomique et figera les grandes lignes de la géométrie du vélo moderne tel que nous le connaissons aujourd’hui. Son cadre est une épure iconique réduite à l’essentiel : six lignes agencées en trois triangles en quinconce.
Tout comme la chaise, le vélo est l’un des objets qui suscite le plus de passion et de créativité. Comme elle, il permet l’expérimentation des matériaux et des structures, atteste de son époque et s’inscrit dans le paysage et le quotidien des gens. La chaise offre le repos, la bicyclette la liberté. Il n’y a pas meilleure solution pour nous extraire de notre condition pédestre et atteindre des vitesses inaccessibles par nos propres jambes. Le vélo nous transforme. Qui de l’homme ou de l’outil a créé l’autre ? Le vélo était impensable avant et demeure indispensable après.
C’est dans le sport que le vélo pousse à son paroxysme cette dimension. Dès le début du XXème siècle les concepteurs de cycle s’échinent à apporter efficience et élégance aux systèmes. Tout est important, le poids, le comportement du cadre, le type de roues, la réparabilité (pour les longues compétitions) et les interfaces (selle, cintre, pédales).
George Nelson disait que le design des objets sportifs de compétition sont les meilleurs designs. Ils portent en eux les valeurs des combats antiques et représentent pour l’humain un moyen de dépasser ses propres limites. Ils dialoguent avec des notions de vie ou de mort, c’est ce qui les rend si fascinants.
Le design sportif, et plus particulièrement dans le cas des coureurs cyclistes, rappelle les joutes du moyen âge. En place de blason, chaque athlète revêt, assorti à son vélo, les couleurs de son équipe. Les logos “oversize”, hors-champs, les couleurs vives et motifs identitaires hurlent leurs valeurs et leur allégeance au clan. Le vélo remplace le cheval de jadis dans un combat sans merci.
Les vélos de compétition actuels, désormais travaillés comme des formule-1 du deux roues, s’apparentent à des purs sang. Ils utilisent, pour la plupart, la fibre de carbone comme matière première pour ses caractéristiques exceptionnelles (rigidité et légèreté). Le carbone se tisse et peut être tressé en créant des trames de petits carrés qui reflètent la lumière par alternance. Il peut également être unidirectionnel et donner l’impression d’une fourrure, d’un chatoiement qui s’approche du poil du cheval. Avec l’ingénierie et le design fusionnés, les bicyclettes chétives et tubulaires se sont transformées en objets sculpturaux, parfois abscons mais d’une efficacité étonnante. Le poids d’un vélo du tour de france de 1900 à été divisé par trois et son gain de performance est inquantifiable.
Aujourd’hui les vélos s’électrisent, intègrent de l’électronique, ont une fiabilité accrue et sont plus que jamais nos compagnons de l’exploit comme du quotidien.
Pour comprendre à quel point le vélo est un cas d’école en matière d’innovation, il suffit de s’arrêter sur ce qui l’a réellement fait naître il y a 140 ans : la pédale. Elle ne sert pas à pédaler. Une pédale de vélo sert à transmettre la puissance du cycliste, c’est un élément clé dans la chaîne de performance et nécessite à elle seule : roulements à billes, axe résistant et léger, surface d’appui efficace et système de clipage fiable. Un bon vélo est un assemblage fusionnel de tous ces éléments dans un but de confort, de performance ou des deux.
Depuis plus d’un siècle il y a eu profusion de brevets, de recherches mécaniques ou formelles pour faire évoluer cet archétype : vélos couchés, pliants, trois roues, cargo, mono-wheel, grand-bi ou plus simplement des cadres simplifiés avec des tubes en moins. On retrouve des dessins de brevets de vélos pliants à petites roues dès la fin du XIXème, et bien que certains, comme les vélos couchés, soient plus efficients qu’un vélo standard, la géométrie de la bicyclette, celle cristallisée en 1880, reste quasiment inchangée. Il y aurait donc une théorie Darwinienne de l’objet, une sélection naturelle ?
Chez les êtres vivant la survie est liée à la capacité d’adaptation. Dans le cas des objets du quotidien, il existe plusieurs facteurs. Parmi eux, la praticité, l’évidence de l’usage, la manière dont ils s’inscrivent dans notre vie ou dans l’inconscient collectif est possiblement une des raisons de leur longévité. À cela il faut toujours associer l’intelligence de conception ou de fabrication.
Le vélo couché ou le vélo pliant à petite roues ne remplaceront jamais le vélo standard. On ne verra pas de gyropodes remplir nos rues et le parking de la gare à Amsterdam comme le font les vélos hollandais. Pourquoi ? Parce que la gestuelle du vélo descend du cheval. Ils sont liés par homologie, par une histoire commune (Danielle Quarante en parle dans Éléments de design industriel). Pas de bicyclette sans pénurie de cheval qui est notre mode de déplacement extra-pédestre depuis plusieurs milliers d’années. C’est inscrit en nous. On monte à cheval et à bicyclette, on pédale sur des étriers de vélo, on s’assied sur une selle (les plus chics sont toujours en cuir) et pour s’arrêter on appuie sur les freins.
A très vite, pour la lettre C comme…