Quand la beauté caresse notre cerveau
Que se produit-il dans nos cerveaux lorsque nous sommes face au Beau ? Cette question occupe les plus grands neurologues, au point d’avoir fait naître une sous-discipline dédiée : la neuroesthétique. À partir d’expériences confrontant l’animal, l’homme et même la machine à des œuvres d’art, les scientifiques ont tenté de percer le mystère de ce qui se joue en nous lorsque nous sommes entourés de beauté. Intime et universelle, sociale et subjective, l’émotion esthétique joue un rôle crucial dans notre compréhension du monde et de nous-mêmes. Quel bien nous fait-elle ?
« Une œuvre d’art, que ce soit une musique, une peinture ou un roman, modifient notre cerveau et donc le sculptent » explique sur France Culture le neurologue Pierre Lemarquis. Auteur de L’empathie esthétique (Odile Jacob, 2015), ce médecin atypique est aussi un passionné de musique, fasciné lorsqu’il était enfant par l’orgue à l’église. Il préside aujourd’hui l’association L’invitation à la beauté, qui réunit scientifiques et artistes pour promouvoir la santé par la beauté. Car si les bienfaits de la contemplation sont depuis longtemps connus de la philosophie, la science, elle, a longtemps dédaigné l’importance de l’émotion esthétique dans nos vies.
L’un des premiers à mener des observations à ce sujet est le neurobiologiste Semir Zeki, professeur à l’University College de Londres et spécialiste de la reconnaissance des couleurs et des formes par le cerveau. En 2011, il identifie la région cérébrale corrélée à l’expérience de la beauté : il s’agit de la zone A1 du cortex orbitofrontal médian, la même qui s’active lorsqu’on vit une expérience gratifiante. Pour notre cerveau, le Beau est une récompense ! Chose surprenante, observe-t-il, l’émotion esthétique stimule toujours cette même zone, quelle qu’en soit la source. Que nous soyons devant un tableau, un film ou un concert, notre cerveau sécrète des substances chimiques qui agissent sur nos émotions telles que la dopamine, le neuromédiateur du désir, la sérotonine, à la base des traitements antidépresseurs ou encore l’ocytocine, responsable de l’attachement et de l’amour. Quand on a la chair de poule en écoutant quelqu’un chanter, ce sont les endorphines qui parlent ! Ce cocktail bienfaisant explique l’effet thérapeutique de la beauté, qui peut agir comme un médicament et contribuer à nous guérir.
Dans l’art-thérapie, la création artistique (dessin, peinture, théâtre, sculpture…) est ainsi employée pour reconnecter les patients à leur vie intérieure : leurs sentiments, leurs rêves ou leur inconscient. Cette « initiation à soi-même » est aussi couramment pratiquée en hypnose, lors des visualisations qui plongent le patient dans l’évocation d’un paysage apaisant. « L’art obtient un accès au substrat neural impliqué dans la perception de soi : un accès que normalement, les autres stimuli extérieurs n’obtiennent pas », conclut une étude de 2013 sur l’émotion liée à des œuvres d’art. C’est pourquoi il est crucial de vivre dès le plus jeune âge des expériences de beauté ! Dans les écoles, certains militent pour exposer les enfants à l’art en créant des environnements pédagogiques esthétiques. Dans une tribune du Monde, le psychologue Olivier Houdé vante les effets bénéfiques de l’art sur les cerveaux des plus jeunes et cite en inspiration Maria Montessori, qui avait très tôt compris comment l’art et la culture façonnent les esprits des enfants. « On peut graver en eux comme un burin incise dans la pierre », disait la pédagogue italienne.
Mais comment savoir ce qui est beau ? Selon les cultures, la définition de la beauté varie, conduisant Diderot à s’interroger dans son Encyclopédie : « Comment se fait-il que presque tous les hommes soient d’accord qu’il y a un beau et que si peu sachent ce que c’est ? » Là encore, les neurologues se sont mis au travail. Jean-Pierre Changeux, auteur de La beauté dans le cerveau (Odile Jacob, 2016), évoque trois critères cognitifs à l’origine du sentiment du beau : la nouveauté associée à la surprise, la cohérence entre les parties et le tout, et la parcimonie. Pour Olivier Houdé, la peinture, la musique ou même la danse, « avec la cohérence et la parcimonie des gestes et des mouvements du corps » sont nécessaires à l’épanouissement des enfants et donc une priorité dans leur éducation.
En nous exposant tôt et souvent à la beauté, où qu’elle soit, nous développons nos propres « circuits neuroculturels », explique Jean-Pierre Changeux. Notre cerveau apprend à solliciter des aires cérébrales variées, impliquées dans l’émotion, le raisonnement et la mémoire. Ce travail nous construit non seulement sur le plan social et humain, mais aussi neurologique ! Preuve, s’il en faut, que la beauté nous est vitale.