Une balade entre ronces et sous-bois
Depuis quelques années, on nous parle d’émotion en cuisine, presque plus que de plaisir. L’attrait purement gustatif s’est mué. On en demande désormais davantage. On le voit dans les émissions de compétitions culinaires, les chefs côté jury objectent parfois que c’est bon, mais qu’ils ne ressentent rien. Alors comment naissent ces émotions ? Comment se fait-il qu’il n’existe pas de recette pour régaler ses convives d’un plat élaboré qui procurerait joie ou nostalgie. Je crois qu’en cuisine les émotions sont comme des oasis en plein désert. Rares et fugaces. Mais il se trouve que la dernière fois qu’une cuisine m’a saisie au coeur, c’était à la table d’Anne-Sophie Pic.
Je savais peu de choses d’Anne-Sophie Pic, sinon qu’elle reste à ce jour la seule femme triplement étoilée en France et qu’elle est issue d’une famille de cuisiniers. Un père et un grand-père qui ont largement compté dans le paysage gastronomique français et qui ont été, eux aussi, décorés de trois étoiles par le Guide Michelin. Ainsi, la cheffe perpétue une tradition familiale qui dure depuis 1889. Je pourrais m’épancher pendant des heures sur le décor, la femme et son équipe mais pour que l’on comprenne d’où viennent les émotions, je préfère vous parler de cuisine. Tout d’abord le contexte, la rentrée vient de commencer. On lit au menu des promenades en mer, en forêt et en montagne. Une énergie qui vient de l’inertie, évoquera la cheffe. Le confinement a engendré une forme d’audace et d’appétit. Le menu d’Anne-Sophie Pic s’appelle Imprégnation Absolue, de cette manière il m’a été possible de découvrir une personnalité, une saison et un langage en plusieurs actes. Ce menu a été pensé sans alcool avec des boissons fermentées, des distillations herbacées, des thés et même des cafés, une audace rare dans les restaurants de cette trempe.
Lever de rideau avec l’Abîme incandescent, le tourteau en diptyque avec des petits pains ronds proches du bao qui portent les arômes d’un consommé corsé. Dans l’assiette, chair de tourteau, sarrasin toasté, café, basilic thaï et oseille glacée. Les sucs des carapaces, l’acidité des herbes, tout est joliment porté par le cocktail Genmaicha Collins composé avec des agrumes et un mélange de sencha et de riz soufflé.
Ce que raconte aussi ce menu, c’est l’été chassé par l’automne. Cet entredeux délicieux au moment du regain où la nature est prolifique. Ce moment qui permet aux champignons de rencontrer les dernières baies. Un des tableaux s’intitule « Balade entre ronces et sous-bois » où le cèpe et la mûre se découvrent et nagent dans un bouillon agrémenté de sapin, de baies de genièvre et de feuille de bergamote. Les parfums et les températures m’évoquent la moiteur et l’odeur sauvage des bois en fin de journée. Des promenades en famille, des cueillettes avec ma mère à scruter ce qui se cache sous les feuilles. Anne-Sophie l’explique ainsi « Le nez est l’antichambre du goût », à ces parfums se mêle celui du thé Rou Gui qui nous vient de la province de Fujian en Chine. Je n’y suis jamais allée mais l’espace d’un instant j’étais chez moi.
Arrive la sardine, petit poisson modeste pourtant parée et coiffée de légumes et d’une feuille de capucine. Elle est travaillée au whisky Nikka coffey grain et s’accompagne de tagette passion et de baume de galaad que l’on s’amuse à goûter indépendamment du plat. Avec cela, un cocktail baie de passion, Mezcal, Shiso et Amontillado, une petite entorse au régime sans alcool.
La fin de la balade arrive tandis qu’on approche des montagnes avec La Sieste du Berger : agneau de l’Aveyron et figues. La viande est accompagnée de feuille de sakura, de genmaicha et de mezcal. Le dernier plat est servi avec un Geisha Afterglow Finca Deborah, un café rare en biodynamie dont la plantation se situe à 2000 mètres d’altitude au Panama. Le berger mérite sa sieste. Un Saint Marcelin travaillé avec de la bière et du mélilot vient clore cette danse suivi de l’Escapade dans le jardin d’Eden. Une pomme cuisinée en différentes textures et couleurs, le dressage imaginé comme une foule de planètes gourmandes.
Je quitte le restaurant avec la réponse à cette grande question. Il n’y a pas de recette pour créer des émotions. Elles naissent à l’endroit du souvenir.