C comme Cadre de piano
Pour évoquer la Beauté, Patrick Jouffret, designer français, a choisi de parler d’objets créés par l’humain pour accomplir ses rêves. Selon lui, au-delà des modes et des statuts, ils embellissent la fonction, rythment notre histoire et l’évolution de nos besoins. A travers cette sélection subjective, sous la forme d’un abécédaire, Patrick a la volonté d’explorer leur dimension cachée qui en font des pièces uniques, intemporelles et essentielles. Après notre découverte de l’histoire de la bicyclette, nous continuons cette série avec la lettre C comme Cadre de Piano !
Par sa taille et son poids, le piano à queue s’est imposé en tant que meuble et son esthétique a suivi les tendances décoratives des salons de son temps. Du piano forte de Cristofori aux récents modèles de Pleyel on peut deviner leur époque à travers leur style : la forme du coffre, la taille des pieds et des supports de pédales, les détails des bordures ou du porte partition, les ornements et décoration des flancs ou la finition du bois.
Mais à l’intérieur du coffre, on découvre une intemporelle beauté : le cadre en fonte. Né avec le romantisme, il a permis de gagner de la puissance sonore et de mieux résister au temps. Le fait qu’il soit masqué a poussé ses concepteurs à se concentrer sur l’essentiel. Définir l’architecture idéale pour gérer les tensions phénoménales et les résonances en fonction de la matière choisie. Anticiper les déformations du refroidissement lors de la fabrication et s’adapter à la forme du coffre, chaque choix de forme ou d’évidement ayant pour but d’alléger au mieux la structure.
Cette beauté qui s’ignore témoigne également de la modernité des techniques à une époque encore roucoulante. Deux visions du monde qui cohabitent au sein de l’instrument. L’une tournée vers la représentation, l’apparence et l’autre vers la performance et la science. La robe et le châssis.
Le fait est que des années plus tard, on est frappés par la modernité de ces formes dépourvues d’intentions stylistiques. Le bon design est aussi peu “designé” que possible….Bien sûr les artisans avaient le goût du bel ouvrage et soignaient les finitions des châssis mais ils n’avaient pas la responsabilité de flatter. Ainsi les tensions de formes ne se retrouvent pas enjolivées ou radicalisées. Elles sont traitées avec justesse.
Les rayons (arrondis des arêtes et des formes) sont régis par des besoins de renforcement. Les découpes parfois tranchées sont opérées pour guider la résonance ou gagner du poids (alléger le cadre sans perdre en efficience). En général seules la typographie de marque en relief et la silhouette induite par le cadre en bois attestent de leur temps.
Peter S. Stevens dans son livre Les formes dans la nature nous prouve que les formes et structures qui nous entourent sont étrangement limitées. Un nuage de lait dans un expresso ressemble à la forme d’une galaxie, les fleuves et leurs ramifications sont générés par la même logique que nos artères et nos veines. De ces limitations proviennent l’harmonie et la beauté du monde naturel.
Les barres de tension du cadre de fonte sont comme les branches de l’arbre qui vont en s’amincissant à partir du tronc pour déployer les feuilles et capter le plus de lumière possible. Une vérité cosmique que l’on peine à comprendre est là devant nos yeux. Peut-être apparaît-elle lorsque nous cessons de souhaiter créer la beauté et laissons nos mains être guidées par la pureté mathématique.